Aujourd’hui, j’ai été contraint de me mettre en vacance pour laisser mon appartement, et singulièrement mon bureau, aux ouvriers qui changent nos fenêtres. Aujourd’hui n’a pas été une journée ordinaire.
Pour commencer, il fallut mettre un réveil et se tenir prêt (sinon frais) et dispos (malgré tout) pour aller affronter le monde extérieur à l’heure où déboule la France qui se lève tôt (et se couche à l’avenant). A journée extraordinaire, programme hors du commun – par monde extérieur, il devait d’abord s’agir d’affronter les bureaux feutrés du régime de sécurité sociale dédié aux gens de mon état – fastoche, c’était à dix minutes à pied, et comme assez souvent, cinq fauteuils vides me tendaient leurs bras, l’attente étant de pure courtoisie. Je pus enfin engager la démarche d’immatriculation complète et officielle qui, à 28 ans et trois mois, va me permettre de commencer à cotiser pour la retraite… (Ce que c’est de se lever après la France qui libère votre appartement sur le coup de 15h45. Et oui, les gens de mon état – que ma cybermère, dénonçons-la, a l’amabilité de désigner du qualificatif d’ « artistico-bon-à-rien » – cotisent pour la retraite...)
C’est alors seulement que la vacance à proprement parler pouvait commencer. J’embarquai donc dans le métro et me laissai porter à travers les pages de La Mue, d’un certain Pierre Bergounioux, avec qui je suis censé dîner demain soir, jusqu’à l’autre rive de la ville, pour aller voir, à la première séance, à l’heure où la France qui récolte le fruit de quarante années de cotisations va au cinéma, un curieux petit film suisse (rayer les pléonasmes inutiles) soi-disant sulfureux intitulé Un autre homme. Une assez belle chose, en fait, bien qu’assez sombre au fond, l’air de pas grand-chose – en noir et blanc.
Puis, l’âme toute réminiscente, je vaquai, suivant un itinéraire familier, de Montparnasse où j’habitai à mon arrivée de Bretagne à Paris, jusqu’au Centre Pompidou dont je fus le voisin l’année suivante, en passant par le Luxembourg où, un jour que les verdures du jardin à l’anglaise se ressuyaient, je croisai autrefois, comme une apparition, la pâleur sublime d’Isabelle Huppert ; en passant par la place de la Sorbonne et la rue Champollion, capitale mondiale de la cinéphilie. Là, je renonçai raisonnablement à voir un curieux petit film indo-américain intitulé The Pleasure of Being Robbed pour aller vaquer à de plus studieuses occupations.
Je ne sais s’il est de coutume, dans le monde extérieur, que la journée bascule sur le coup de 14h, mais bien mal m’en prit. Le temps de Bretagne au mois de novembre qui avait hésité à s’éclaircir à midi avait finalement décidé que le gris mouillé lui allait bien. Dans la file d’attente pour entrer dans la Bibliothèque Publique d’Information, une bagarre éclata juste devant moi, qui ne dut qu’à l’intervention de quelques hommes responsables maîtrisant les codes adéquats, à la désapprobation générale de l’assistance et à l’apparition de deux vigiles de se limiter aux premières passes de poings. (Raison de tant de violence : l’individu qui faisait la queue à côté de moi n’avait pas compris qu’un autre, étant venu en compagnie de la jeune fille qui nous précédait, ne grugeait la file que pour la rejoindre après s’être temporairement absenté. Dans des cas comme ceux-là, j’aurais une fâcheuse tendance, moi-même, à m’absenter, telle une apparition, avec sur le visage la pâleur sublime d’Isabelle Huppert.) L’endroit était bondé, je me suis jeté dans un coin, sur la moquette, pour faire prendre corps à mon dossier immatriculatoire à fins cotisationnelles, et poursuivre autant qu’il est possible en somnolant cet autre récit du moment décisif où le gars de 17 ans Pierre Bergounioux découvre que merde penser, comprendre et qu’il n’aura de cesse.
En rentrant, alors que je ne m’interrogeais plus, aujourd’hui, sur le sens augural de cet œuf perdu/abandonné par une tourterelle sur le haut mur, en face de ma fenêtre, à travers le filet censé la tenir éloignée et l’enfermer dehors, je vécus ma première évacuation de rame de métro pour cause d’ « accident grave de voyageur » (comme il se dit en langue décente assortie au moulin à vent que fume désormais M. Hulot). Et las, soudain, je compris pourquoi je me satisfaisais de n’avoir pas à affronter chaque jour le monde extérieur.
Je suis rentré à pied, crachiné, et retrouvant mon bureau relié au vaste monde, j’ai longuement, trop longuement blogué. Histoire de dire que ce n’était pas un jour ordinaire.
Les ouvriers reviennent demain. Je sens que je vais me coucher tôt, tiens.
Certes, il existe des artistico-bons-à-rien et cette engeance m'agace mais tu ne saurais être accusé d'en faire partie parce que tu es un p'tit gars dégourdi qui passe la plupart de son temps dans ses dictionnaires et ses bouquins !
RépondreSupprimerEn plus il est hors de question que mon cyberfils soit accusé de quoi que ce soit (sauf de gauchisme et de bergounionisme).
Quelle journée bien remplie !
cybermère
Chicalors (Bergou), dommage (The pleasure ..., pas un impérissable chef d'oeuvre mais un film ravissant). Pour le reste, journée de parisien non usiné ordinaire, non ?
RépondreSupprimer@samantdi : j'aime mieux ça ! (Quoique ton allusion à mon supposé gauchisme semble trahir une certaine dérive droitière de ta part.)
RépondreSupprimer@gilda : une journée presque ordinaire : d'après les statistiques, c'est "seulement" tous les 2-3 jours qu'un Parisien se jette sous le métro (et je soupçonne qu'il n'y a pas non plus quotidiennement de bagarre dans la file d'attente de la BPI - ordinairement, ça, je ne sais ?...)
De même que les syndicats créent la crise, ton gauchisme crée ma dérive droitière.
RépondreSupprimerUne seule évacuation de rame de métro pour cause d’accident grave de voyageur? C'est pourtant quotidien sur la ligne 13. Veinard!
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