dimanche 3 mai 2009

limousin


De Pierre Michon, je serais enclin à dire à sa façon qu'il a la grandeur grave des grands clowns. Qu'il oeuvre comme il dit que l'aîné Corentin exécutait les tâches que David, son cadet, lui assignait,
“très sérieusement avec un grand fou rire intérieur”, et inversement. Avec cet humour, donc, qui le caractérise, Pierre Michon semble avoir décidé d'entrer dans le Robert à l'entrée “limousin, adj. et n.”. Sûr en tous cas que le jour où tous les livres seront numérisés, Les Onze arrivera en tête des résultats de la requête “limousin”. (Non, hélas, dans l'immédiat, je n'ai pas de commentaire plus inspiré à faire de ce récit qui est de la littérature, de l'histoire et de l'histoire de l'art, une méditation sur les rapports de l'art (éternel) et du pouvoir (temporel)).


“Corentin fut le fils d'un homme qui choisit les lettres, y sacrifia tout, et que les lettres brisèrent. Un homme à qui les lettres donnèrent tour à tour de l'espérance, de la méchanceté et de la honte. Car s'il arrive que les Limousins choisissent les lettres, les lettres, elles, ne choisissent pas les Limousins.” (p. 51)

“Collot, ah Monsieur, Collot, qu'on peut commenter jusqu'à demain ; qui était d'Herbois comme Corentin était de la Marche ; qui fut homme de théâtre, comédien, dramaturge, quelque chose comme un second Molière ; qui écrivit cinquante pièces qui se vendaient bien et se jouaient bien (mais tombaient directement de sa main dans le gouffre), dont Nostradamus ; qui buvait comme quatre pour faire venir le verbe et ne pas trop voir que son verbe à lui tombait droit de sa main dans le gouffre ; qui traduisit Shakespeare et le joua en costume sur une scène exiguë avant de le jouer pour de bon sur la scène de l'univers, c'est-à-dire à Lyon en novembre dans la plaine des Brotteaux où sur ses ordres on amenait devant des fosses ouvertes des hommes attachés par dix, par cent, et à dix mètres de ces hommes il y avait les bouches de canons chargés à mitraille, neuf canons de marine montés de Toulon par le fleuve, neuf canonniers au garde-à-vous la mèche allumée dans novembre, et Collot était là non pas en fraise élisabéthaine mais avec le chapeau à la nation, l'écharpe à la nation, debout, shakespearien, mélancolique, hagard, limousin, peut-être ivre, avec son bras levé avec son sabre au bout comme une baguette de maestro pour commander le feu, et quand Collot baissait les bras le monde disparaissait au profit de l'émoi de neuf canons de marine : c'est plus fort, Monsieur, cela, plus fort et enivrant et peut-être plus littéraire même que toutes les répliques de Shakespeare, on le sent dans le secret de son coeur, malgré qu'on en ait.” (pp. 55-56)

Pierre Michon, Les Onze
(Verdier, 2009)

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