lundi 2 mars 2009

machines à bonheur


"La production du consommateur [...]

[Le capital fixe immatériel] fonctionne, autrement dit, pour produire des désirs, des envies, des images de soi et des styles de vie qui, adoptés et intériorisés par les individus, les transformeront en cette nouvelle espèce d'acheteurs qui "n'ont pas besoin de ce qu'ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin". C'est là la définition du consommateur telle que l'a conçue, mieux : inventée, un neveu de Freud, Edward Barnays, au début des années 1920.
Barnays s'était installé aux États-Unis au moment où les industriels se demandaient par quels moyens ils pourraient trouver des débouchés civils pour les énormes capacités de production dont l'industrie s'était dotée pendant la Première Guerre mondiale. Comment trouver des acheteurs pour tout ce que l'industrie était capable de produire ? Barnays tenait la réponse. Il avait mis au point une nouvelle discipline, les "relations avec le public" (public relations). Dans des articles, puis dans des livres, il se mit à expliquer que si les besoins des gens étaient limités par nature, leurs désirs étaient par essence illimités. Pour les faire croître, il suffisait de se débarrasser de l'idée, fausse, que les achats des individus répondent à des besoins pratiques et à des considérations rationnelles. C'est aux ressorts inconscients, aux motivations irrationnelles, aux fantasmes et aux désirs inavoués des gens qu'il fallait faire appel. Au lieu de s'adresser, comme elle l'avait fait jusque-là, au sens pratique des acheteurs, la publicité devait contenir un message qui transforme les produits, même les plus triviaux, en vecteurs d'un sens symbolique […].
Quand l'industrie du tabac approcha Barnays en lui demandant s'il voyait un moyen pour amener les femmes à fumer, Barnays releva sans hésiter le défi. La cigarette, expliqua-t-il, était un symbole phallique et les femmes se mettraient à fumer si elles voyaient dans la cigarette un moyen de s'émanciper symboliquement de la domination masculine. La presse fut prévenue qu'à l'occasion du grand défilé, à New York, de la fête nationale, un événement sensationnel allait se produire. Effectivement, au signal convenu, de jeunes élégantes, au nombre d'une vingtaine, tirèrent cigarettes et briquets de leur sac à main et allumèrent leurs symboliques freedom torches ("torches de la liberté"). La cigarette était devenu le symbole de l'émancipation féminine. Barnays - et l'industrie du tabac - avaient gagné.
"Vous avez transformé les gens en infatigables machines à bonheur" ("constantly moving happiness machines"), dit le président Hoover à Barnays en 1928. Barnays, de son côté, était parfaitement conscient d'avoir, en même temps, transformé des citoyens potentiellement dangereux pour l'ordre établi en consommateurs dociles : les gouvernants, pensait-il, allaient pouvoir agir à leur guise aussi longtemps qu'ils sauraient canaliser les intérêts de la population vers et par le désir individuel de consommer."

André Gorz, L'Immatériel (Galilée, 2003, pp. 64-66)


4 commentaires:

  1. L'exercice de style est difficile. Mais entre André Gorz et Paz de la Huerta, mon coeur balance.

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  2. Ma foi, le cœur a ses raisons...

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  3. Non seulement c'est, réduire tout le monde en mouton consommateur mais ça l'est aussi pour les idées, qu'elles soient politiques ou de création : tout ce qui à un moment donné pourrait paraître subversif en cas d'un peu de succès se fait récupérer en tant que nouvel axe de consommation (et en cas de non succès on s'en fout trop peu de gens sont concernés pour que ça soit dangereux). Le système capitaliste ne vainc pas les éléments qui s'y opposent, il les absorbe.
    (exemple trivial : le rock rebelle des sixties devenu pompe à fric en moins d'une décennie).

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  4. Ton commentaire me rappelle que finalement, ce qui est frappant ici, c'est ce qu'il s'agit de bien plus que de récupération (absorption/conversion). Non seulement la figure de la femme émancipée s'est retournée en simple figure d'objet du désir, mais on nous explique que dès l'origine (même si les esprits libres ne les avaient pas attendus pour fumer), elle est (pour les "masses") une création ou au moins une co-production du marché - d'un publicitaire au service d'industriels (tous des hommes). (Cela dit, ça revient peut-être au même, il y a le moment où ce qui relève de la mode au sens de singularité et d'avant-garde est capitalisé et, diraient-ils, "démocratisé"...)

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(n.b. : Il semblerait que le formulaire de commentaires dysfonctionne sous Safari, mais s'entende encore très bien avec Firefox et Chrome.)