mardi 16 décembre 2008

un cas d'extraduction ou comment Jacques Brel, adapté, a fini repris par Nirvana


Aujourd'hui, j'ai fini par réaliser que c'était en fait Jacques Brel que Nirvana avait repris en chantant "Seasons in the sun", et j'ai fait l'expérience de l'Un le monde, vivant du grand mouvement des œuvres qui circulent dans ses veines, m'a soudain paru profondément sensé et cohérent.






Ce faisant, je n'ai pas été peu ébaudi de la dérive sémantique qu'avait connue l'œuvre originale en franchissant l'Atlantique, passant de la profession de joie tragique du viveur ("J'veux qu'on rie, j'veux qu'on danse, j'veux qu'on s'amuse comme des fous", au futur) à la mélancolie douce du mourant sans regrets ("We had joy, we had fun, we had seasons in the sun", au passé).
Et bien sûr, exeunt l'Emile, l'Antoine, le curé, l'adultère et toutes ces spécialités belges !






Faut-il en déduire que le "traducteur" a fait ça de loin, avec désinvolture, et sur la base d'une compréhension approximative du français et de la chanson ? (C'est que je serais du genre bêtement suspicieux qui ne fait pas nécessairement crédit aux collègues...)
Pas vraiment.
D'abord, il semble que Kurt Cobain n'ait pas le texte de l'adaptation originale, dont j'apprends qu'elle est l'œuvre du musicien et poète beat (méconnu ?) Rod McKuen. Dans celle-ci, certes, le curé s'est transformé en Papa, "ma femme" s'appelle soudain Françoise, son adultère est évoqué si son amant, l'Antoine, a sombré corps et bien avec ses deux couplets, tandis qu'apparaît in fine la petite Michelle, qui, manifestement, n'était pas encore née dans le texte et le cerveau de Brel. Mais Emil est bien là, fidèle au poste, alors on se demande bien pourquoi Kurt préfère lui donner du "my friend", c'est si impersonnel.
Ensuite, Rod McKuen dit avoir fréquenté Brel et travaillé avec lui, et c'est probablement très consciemment qu'il se sera approprié la chanson pour la réécrire. Car s'agissant du refrain, qui en fait tout le sens, très fort - une attitude devant la mort - le changement paraît profond.
La réécrire, bon, mais avec la bénédiction de son auteur ?
Plus ou moins.
Lorsqu'il évoque brièvement le souvenir de Brel, c'est précisément sa mort que Rod McKuen choisit de commenter, en ces termes :

"Quand j'ai appris la mort de Jacques, je me suis claquemuré dans ma chambre et j'ai bu pendant une semaine. Il n'aurait pas approuvé cette façon de m'apitoyer sur mon sort, mais j'étais incapable de faire autre chose que de repasser nos chansons (nos enfants) et de ruminer ce qu'il nous restait à vivre ensemble."

Supposons donc que Brel, sans vraiment approuver l'adaptation, avait reconnu l'enfant...

4 commentaires:

  1. Oh p'tain, j'avais jamais réalisé non plus !!!

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  2. Dingue tout ça.
    La version Brel est même plus rock.

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  3. @ Chondre : incontestablement.

    Au fait, je m'excuse auprès de mon suffisant lectorat de ne m'être pas donné la peine de répondre à la seule question qui vaille : est-ce que Kurt Cobain écoutait/connaissait Jacques Brel (/savait ce qu'il chantait ?). L'apparence est certes moins d'une reprise (en main) façon Temps des cerises par Noir Désir que d'une triplette de fumeurs fumistes les cheveux dans les yeux se moquant bêtement du patrimoine de maman sans trop savoir. Mais pour l'heure rien ne nous prouve que Jacky n'ait pas été la baby-sitter de Cobain aux îles Marquises.

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  4. J'aime beaucoup l'idée de Jacky en baby-sitter de Kurtino :-)

    Mais c'est vrai que malgré tout le talent de ce dernier, la chanson perd beaucoup de son caractère, moi incarnée, davantage politiquement correcte.

    Merci pour cet instructif billet.

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(n.b. : Il semblerait que le formulaire de commentaires dysfonctionne sous Safari, mais s'entende encore très bien avec Firefox et Chrome.)