vendredi 15 avril 2011

lecture du soir – des livres au kilo

par un fétichiste du point

« Bientôt, j’achetai les livres au kilo. D’ordinaire, les ventes de ce genre s’effectuent loin du centre de Paris. Dans des hangars sinistres. Je n’y ai jamais vu une seule femme. Les livres reposaient sur d’immenses bâches noires. Par centaines. Par milliers. Des clients que je croisais d’une vente à l’autre, je ne savais quoi penser. Il était pourtant clair que nul ne se déplaçait jusque-là – Mantes-la-Jolie, Livry-Gargan, Creil, Malakoff – dans l’espoir d’exhumer quelque chef d’œuvre passé inaperçu. J’y croisais souvent des vieillards. Ils lançaient des ordres. Sous forme de noms d’auteurs. De titres. Et des personnes (sans doute les fils, petit-fils, gendres ou neveux) se chargeaient de ratisser ces hauteurs de papier. L’un d’eux finissait parfois par brandir triomphalement un volume. Asphyxié par la poussière. Des livres jusqu’aux genoux. Il lui fallait alors opérer un retour vers la terre ferme. Sous les encouragements du patriarche pour lequel il avait effectué sa mission. Cependant, la majorité des clients, dont j’étais, procédait tout autrement. Nous n’avions ni le temps, ni même l’envie de chercher un titre en particulier. Nous étions là pour brasser large. Moi, je privilégiais tout ce qui s’apparentait à des Mémoires. Correspondances. Journaux et autres  “carnets intimes”. Catalogues. Albums de photos. Hommages. Florilèges. Les volumes étaient rances. Le prix du kilo ridiculement bas. – Muni d’une brouette mis à la disposition des acheteurs dans mon genre, il fallait ensuite passer à “la pesée”. Des gros bras s’en chargeaient. A mes yeux, ils incarnaient un type positivement déliquescent de libraires. Ils griffonnaient l’addition. Puis l’annonçaient avec morgue. Leur maniement des livres était brutal. S’ils étaient ivres, les couvertures un peu cochonnes leur inspiraient des grossièretés. Je faisais mine de ne rien entendre. De retour chez moi, je déchargeais. Puis j’opérais un premier tri. 70 à 80% des volumes se révélaient dépourvus d’intérêt. Malgré un titre, ou une illustration, qui m’avaient d’abord parus suggestifs. Je les replaçais alors dans les cartons d’oranges de Jaffa. Et je m’en débarrassais de diverses manières. L’une d’elle consiste à en déposer un stock sur le trottoir d’une rue calme. Entre deux et quatre heures du matin. Puis à redémarrer tranquillement. Tout en imaginant l’air affolé des matinaux (gardiens, éboueurs, prostituées, infirmières, etc.) face à une telle éruption de la culture dans la Cité. »
Laurent Cohen, Sols (Actes Sud, 2010, pp. 53-54)

2 commentaires:

  1. Il a pas l'air mal ce bouquin, je note. ^^

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  2. Je n'en ai lu qu'un gros tiers pour l'instant – il est assez enlevé dans le ton, un peu trop fabriqué/ostentatoire à mon goût dans le style, avec cet amour des points, l'usage de deux polices différentes pour chacun des deux narrateurs (des fois qu'on aurait du mal à suivre ?), d'italiques pour bien souligner... Et assez loufoque dans le propos, à première vue, mais pour glisser, j'espère, vers plus de densité...
    J'ai trouvé je ne sais quoi de frappant, étonnant, à cette évocation, à cette image du savoir, de la culture écrite qui apparaît à la fois comme fétichisée et désacralisée. Ce gros tas de carnets intimes, de paroles qui traînent et sont transbahutées, circulent... La matière-verbe, de la part d'un spécialiste en choses bibliques qui vit en Israël...

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(n.b. : Il semblerait que le formulaire de commentaires dysfonctionne sous Safari, mais s'entende encore très bien avec Firefox et Chrome.)