l'essentielle chansonnette

 « Il regardait se consumer la petite torche, mon chant, ma vie, avec aménité ; et une fois encore il me remerciait courtoisement, patiemment, comme on remercie avec des précautions un incapable, non pas incapable parce que certains seraient capables, mais parce qu'on ne peut que n'être pas capable, comme si par exemple il avait ordonné qu'on sellât ses chevaux avec des poutres, ou qu'on dressât sa tente sur les boues d'une crue, et que le résultat désastreux ne l'étonnait pas, et qu'il remerciait quand même l'ouvrier, quoique le cheval eût les reins brisés et que la tente fût engloutie, parce que l'ouvrier faisait ce qu'il pouvait et qu'on était un roi qui avait des usages. Et parfois le soleil était si près de son lever, l'essentielle chansonnette si pétillante au bout de mes doigts qui la croyaient presque atteindre, que j'étais heureux, heureux de ne pas suffire mais de m'efforcer sans trêve vers ce qui serait suffisant, si cela existait. »

Pierre Michon, L'empereur d'Occident

(Fata Morgana, 1989 - Verdier Poche, 2007, pp. 52-53)

 

(Alors que c'est n'importe quelle quête artistique que décrit ici Pierre Michon à travers la figure d'Attalus, futur empereur jouant de la lyre pour Alaric Ier, roi des Wisigoths, au Ve siècle, pas moyen de m'empêcher, à la lecture, d'y entendre ma propre chansonnette, une évocation du traduire.)