samedi 9 janvier 2010

une tranquille évidence

  

« L'amitié n'échappe pas aux lois de la pesanteur historique : deux amis, ce sont deux histoires sociales incorporées qui tentent de coexister, et parfois, dans le cours d'une relation, si étroite soit-elle, ce sont deux classes qui, par un effet d'inertie des habitus, se heurtent l'une à l'autre. Les attitudes, les propos n'ont pas besoin d'être agressifs au sens fort du terme, ni intentionnellement blessants, pour l'être malgré tout. Par exemple, quand on évolue dans les milieux bourgeois ou simplement dans la moyenne bourgeoisie, on est souvent confronté à la présomption d'être l'un des leurs. De même que les hétérosexuels parlent toujours des homosexuels sans imaginer que ceux à qui ils s'adressent pourraient bien appartenir à l'espèce stigmatisée dont ils se moquent ou qu'ils dénigrent, de même les membres de la bourgeoisie parlent à ceux qu'ils fréquentent comme s'ils avaient traversé depuis toujours les mêmes expériences existentielles et culturelles qu'eux. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils vous agressent en le supposant (même si cela vous flatte et suscite en vous, car il a fallu tant de temps pour y parvenir, la fierté de “passer” pour ce que vous n'êtes pas : un enfant de la bourgeoisie). Cela se produit parfois avec les amis les plus proches, les plus anciens, les plus fidèles : quand mon père est mort, l'un des miens – un héritier ! – à qui je disais que je n'assisterais pas aux obsèques, mais que je devais néanmoins aller à Reims pour voir ma mère, me fit cette remarque : “Oui, de toute façon il faudra que tu sois là pour l'ouverture du testament chez le notaire.” Cette phrase, prononcée sur le ton d'une tranquille évidence, me rappela à quel point les parallèles ne se rejoignent jamais, pas même dans la relation d'amitié. L'“ouverture du testament” ! Grands dieux ! Quel testament ? Comme si l'on avait l'habitude, dans ma famille, de rédiger des testaments et de les enregistrer chez le notaire. Pour léguer quoi, d'ailleurs ? »

Didier Eribon, Retour à Reims (Fayard, 2009, pp. 176-177)

(Pour mémoire, et parce que la chute de ce passage m'avait fait rire tout haut, de connivence.)

1 commentaire:

  1. Oh oui !
    (ce livre est au sommet de ma pile, mais là j'ai à faire avec ce vieux jeune Arthur pour cause de lecture collective demain)

    Une des ruptures qui m'a foutue en l'air il y a 4 ans provient sans doute pour partie d'un hiatus de cet ordre, de codes par moi ignorés et par l'autre si fortement intégrés qu'elle ne pouvait pas imaginer un seul instant qu'ils n'étaient pas partagés.
    (mais lesquels ?)

    PS : Cela dit même quand on a rien ou juste son logis (ce qui est déjà bien), la case notaire est nécessaire environ 6 mois après. C'est des trucs fiscaux qui veulent ça, m'avait-on dit pour mon papa. Même si juste pour constater que, effectivement, rien.

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