"Il ne raconte rien. On n'est pas bavard chez moi. Ce n'est pas qu'on ne saurait pas. J'ai surpris des flots de vocabulaire et des phrases étonnantes, rythmées, quand l'un ou l'autre répondait à une question. Et c'est probablement là que se tient le mystère du silence : on ne posait pas de question de peur de déranger, d'ouvrir une plaie difficile à guérir, de ne pas savoir quoi faire d'une confidence, d'aller voir là où se tiendrait la folie, des choses qu'on sait tous les uns des autres pour un peu qu'on soit légèrement médium, c'est-à-dire humain. Chacun sa peine et les vaches seront bien gardées. Alors, difficile de se mettre à raconter l'innommable."
Dans Visite aux vivants, Cathie Barreau, médium, s'appuie sur des bribes de choses dites, de récit familial, pour se transporter dans l'ombre de ses aïeux vivants, convoquant au présent, par un procédé d'hypotypose discret et efficace, ce qu'elle imagine avoir constitué l'intimité de leur expérience.
Ce sont des gens de peu, propriétaires de leur seule existence, qui vécurent au siècle dernier non loin de la Vie, petite rivière du nord-ouest de la Vendée.
Je trouve, dans l'évocation de ces vies imprégnées d'humidité et de chants d'oiseaux, passées sous l'horizon borné, le couvert du bocage, où l'on veut croire aux sorcières, mais où joue le soleil, comme une réminiscence de Georges Sand mais plus âpre peut-être, plus réelle. Et j'imagine aussi que Cathie Barreau n'a pas lu sans connivence ce bon Pierre Bergounioux.
Dans ces 88 pages, je relève ces lignes qui font écho - autre temps, autre guerre, mais culture parente et semblable silence - à une expérience que j'ai approchée pendant les dernières vacances, d'une transmission retenue.
Dans le texte sur lequel je travaillais depuis plusieurs semaines, un autre de ces récits qui cherchent à cerner en quoi nous nous situons dans le prolongement des histoires de nos ascendances, j'avais en effet été arrêté par ce postulat : que nous grandissons tous sous l'égide d'une histoire familiale. Je m'étais dit : non, si peu de choses, si peu de choses sont transmises, je viens de familles sans histoires. Je m'étais dit qu'en règle générale, probablement, le patrimoine symbolique d'une lignée est à l'aune de son patrimoine matériel, et qu'on est peu, aussi, parce qu'on est ignorant de tout ce qui nous a conduit là, et qui donnerait peut-être mieux sens et justification au fait que y soyons. Je m'étais dit qu'il était peut-être temps, peut-être même urgent de commencer à poser des questions, avant que le silence n'enterre irrémédiablement avec leurs histoires ceux qui pouvaient les raconter. Les points nodaux de ces histoires se situent souvent là où elles croisent l'autre, avec sa grande H. Je croyais savoir que le frère de mon père avait eu 21 ou 22 ans ans en Algérie à la fin des années cinquante, qu'il n'en avait jamais rien dit sauf pour quelques rares allusions sous lesquelles je crois aujourd'hui que couvait comme une colère trop lourde, blessée. Je me suis décidé à poser des questions, avec la peur de déranger. Il y faut du temps, ménager la parole, et j'en sais encore peu. J'en sais peu et pense encore à Franck Venaille, parti vivre en pays flamand parce que les coups blancs du soleil lui étaient devenus presque intolérables.
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