vendredi 20 juin 2008

un peu de bleu

D'Un peu de bleu dans le paysage, qui rassemble en 2001 quelques textes courts de Pierre Bergounioux, outre ce titre qui dit tout ce que je puis espérer et compte parmi les plus beaux que je connaisse (à l'instar d'Encore une attaque silencieuse de Franck-André Jamme, et semblables fragments averbaux qui suffisent à ouvrir un monde, une histoire - un horizon), je retiens l'incipit du bref récit intitulé "La voix du bois" :

Un vrai livre affecte à quelque degré ce que nous pensions et, donc, ce que nous sommes. Il change, dans une certaine mesure, le monde qui consiste, en partie, dans l'idée qu'on s'en fait, soit qu'il l'orne et l'accroisse, soit qu'il en consomme la ruine. Mais ce désastre, cette perte, si on les surmonte, peuvent être tournés à profit, se muer en richesse et en joie. Nous étions inégaux à ce qu'il y a. Nous vivions de peu. Nous ne savions pas. Nous n'étions point autant qu'il est en nous, qu'il est permis de devenir.
Je ne sache pas de livre, lorsqu'il a compté, qui n'ait fait trembler le sol de l'existence, disloqué la vision pauvre, grossière que je prenais, avant qu'il ne l'ébranle, pour la réalité. (p. 59)


Comme si tout était là de Pierre Bergounioux - de ce style qui est une pensée - qui avance avec méthode, philosophique : Descartes en prémisses, puis je ne sais quelle dialectique, Hegel ? (je ne sais plus rien...) ; "nous" et la vérité générale qui affirme un monde commun ; "je" où l'universalisme abstrait s'incarne, laisse place au sujet du récit empirique. Si je comprends bien ce que je lis.

Parmi ce qui aura changé ma conscience de moi-même, dans ce livre, et donc ce que je suis, il y a le dernier récit éponyme, qui s'attache à décrire une figure :

En Corrèze, il s'appelle Bordas ou Coste ou Monteil, en Vendée, chez François Bon, Brocq, Fiéfé dans la Creuse de Pierre Michon. Je l'ai rencontré au sud des Etats-Unis dans les ouvrages tardifs de Faulkner. Son nom, là-bas, est Ratliff. Il confectionne, lave et repasse lui-même ses chemises. Il ne se mariera jamais. [...]
Promis, dès sa naissance et, avant cela encore, quand il hantait les limbes, à la vie frontalière, sans consistance ni survivance que l’ordre des choses lui assignait, il mène une existence aléatoire et peu visible. (pp. 91-92)

La figure du cadet sans terres qui loue ses bras à l'aîné, mais plus généralement on en connaît encore, celle du paysan vieux garçon (ceux qui n'en connaissent pas se réfèreront à cette grande oeuvre de Raymond Depardon, Profils Paysan, dont la troisième et dernière partie sort à la rentrée (et coucou à ceux qui sont à la Rochelle !) ).
Il s'est passé en un instant cette chose banale et merveilleuse, ainsi vont les lectures, qu'apercevant cette figure, "silhouette farouche", j'y ai reconnu certains de mes traits avec déplaisir. Il faut qu'on vous désigne à vous-même devant une vitrine pour que vous vous aperceviez qu'il faudrait vous raser.
Une vie de peu "en lisière du bourg", n'était-ce pas un peu, inavoué, mon ambition et mon programme ? Et je me rappelais de ne jamais cesser de secouer ce qui, de ce programme, relève de la seule, redoutable, inertie.

De ce livre, enfin, je pourrais retenir un usage de ce mot suffisamment inusité pour que son surgissement entre deux barres de HLM vous plonge dans une douce hilarité : je veux dire le mot "bru" :

Fillette étincelante, vindicative et résolue comme les petites filles, seules, savent l'être, elle avait secoué le joug millénaire, repoussé l'avenir de bru, la servitude dans une ferme à quoi tout la poussait. Elle avait filé, ainsi qu'une comète, jusqu'à Tulle, puis à Toulouse et, de là, d'une traite, à l'Ecole normale supérieure, à Paris. Ses insolentes capacités de mathématicienne lui avaient valu, à vingt-deux ou vingt-trois ans, de se voir proposer d'aller les parfaire à Berkeley - en Amérique, oui - où elle aurait peut-être démontré qu'il existe trois nombres tels qu'élevés à une puissance égale, supérieure à deux, la somme de deux d'entre eux égale le troisième, ainsi que l'a suggéré, sans toutefois le prouver, le Toulousain Pierre de Fermat. (p. 102)

(Où l'on reconnaîtra l'une des figures de Miette - son nom m'échappe et j'ai prêté mon exemplaire. Puisqu'un professeur voué à la répétition engendre un écrivain porté à la reprise !)


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