mercredi 7 novembre 2007

à propos du Carnet de Notes de Pierre Bergounioux

 
À chaque âge ses lectures. C’est ce que m’avait rappelé le beau-père de mon frère, un jour qu’il était serré entre l’étagère et la table de notre petite cuisine, avant d’aller dîner  chez Michel Deguy. Et croyez bien que j’écoute avec la plus grande attention ce que peut me dire un « homme vieux »* serré entre l’étagère et la table de notre cuisine, qui s'apprête à aller s’entretenir avec le poète et philosophe Michel Deguy. Je crois que je lui parlais de livres récemment parus d’Yves Bonnefoy, autre poète avec lequel il lui était arrivé de s’entretenir (et dont la cuisine doit, d’après mes calculs, se trouver à 200 m à vol d’oiseau de la nôtre, mais pourrait bien être plus spacieuse) − ou plutôt de la librairie Tschann et de la richesse de son rayon poésie, lorsqu’il m’avait dit à peu près : « Vous savez, quand on arrive à mon âge, la question c’est de savoir ce qu’il est encore temps de lire. » En homme qui avait déjà beaucoup lu et s’était probablement toujours efforcé d’aller à l’essentiel…
Or si, pendant trois semaines du printemps 2006 à Iéna, un des berceaux de la culture allemande, trois semaines qui me viendraient peut-être les premières à l’esprit si on me demandait aujourd’hui quelle image je me fais du bonheur, j’ai lu avec ferveur, avec l’intérêt le plus vif le premier tome du Carnet de notes (1980-1990) de Pierre Bergounioux − alternant cette lecture avec des moments de travail devant la fenêtre offrant panorama sur la vallée, et des promenades vespérales dans les collines où ma conversation consistait bien souvent à raconter à B. ce qui m’avait frappé pendant ladite lecture − c’en est probablement la raison principale : qu’à 25 ans, il est temps pour un homme de lire ce qu’un grand aîné comme l’est cet écrivain doué d’une si implacable volonté de savoir, Pierre Bergounioux, a pu vivre entre 30 et 40 ; pour apprendre un peu mieux à vivre, pour être un peu mieux averti.
La principale raison, mais pas la seule. La façon dont l’auteur m’avait transmis son volume ce samedi d’avril dans une fameuse librairie de la rue Rambuteau m’invitait déjà à cette attention − il avait remarqué que je n’étais qu’un peu plus jeune que son fils cadet, avait regardé mon nom puis m’avait regardé moi avec cette intensité inoubliable dans le regard où je voulais lire je sais où tu en es, j’ai fait avant toi cette partie du chemin, et bon courage, bonne chance. Répondant probablement à une demande (éperdue) inscrite dans le mien, de regard. « Pour S. J. (1981), ces traces intermittentes d’une sorte de vie, avec tous mes vœux d’accomplissement, puisqu’il se tient au seuil de la sienne. Bien cordialement, P.B. »
Ce qui fait la valeur du Carnet de notes à mes yeux tient, encore, de ce que je crois être le projet même de l’écrivain Pierre Bergounioux : éclairer le passé, prendre conscience de sa situation historique, comprendre l’enfance qu’on a eu. Puisqu’en plus de me montrer le chemin de l’âge d’homme, ce premier tome du Carnet remettait en perspective les années 1980 qui furent celles de mon enfance. J’avais l’âge de lire ce livre parce que j’y pouvais reconnaître les départs en vacances, les trajets en voiture sur les routes nationales, en R18, plus tard R21, les trains d’avant le TGV… et tout un monde matériel et sensible dont j’éprouvais la vérité, pour moi en quelque sorte originelle. Que je reconnaissais, qui plus est, sous un autre jour, de l’arrière d’une autre voiture que celle de mon père −  qui roulait plutôt en 4L — celle de l’autre figure, référence pour mon père lui-même : le professeur. J’avais l’âge de le lire pour repasser le chemin parcouru depuis ma chambre, sous le Vélux de l’allée Roger Bernard (le petit pavillon du milieu), à la librairie de la rue Rambuteau.
(Ce qui fait, tout ceci, que je n’ai pas lu ce journal avec moins d’intérêt que cet autre, autrement.)

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“Il a dit « Je pense qu’un de ces jours il va falloir que tu découvres où tu veux aller. Et alors, tu devras prendre cette direction. Immédiatement. Tu ne peux pas te permettre de perdre une minute. Pas toi. » J’ai fait oui de la tête parce qu’il me regardait droit dans les yeux et tout, mais j’étais pas trop sûr de ce qu’il voulait dire. J’étais à moitié sûr, mais je l’aurais pas affirmé trop positivement.
[…]
« Par chance, quelques-uns ont écrit le récit de leurs troubles. Si tu le veux, tu apprendras beaucoup en les lisant. De même que d’autres, un jour, si tu as quelque chose à leur offrir, d’autres apprendront en te lisant. […] Je ne cherche pas à te faire croire − il a dit − que seuls les gens instruits, les érudits, apportent au monde une contribution valable. C’est faux. Mais ce que je dis c’est que les gens instruits, les érudits, s’ils sont aussi brillants et créatifs − ce qui malheureusement n’est pas souvent le cas − ont tendance à laisser des témoignages beaucoup plus intéressants que ceux qui sont simplement brillants et créatifs. Ils s’expriment plus clairement et en général, ils cherchent passionnément à développer leur pensée jusqu’au bout. Et − plus important encore − ils ont plus d’humilité que le penseur peu instruit. Tu me suis ?
− Oui, monsieur. ”

J. D. Salinger, L’attrape-cœur (1945), traduit par Annie Saumont (1986).


* Restes d’un poème (de jeunesse) de Philippe Jaccottet que j’ai su quand j’avais encore l’âge d’être jeune et bête : « J’écoute des hommes vieux qui se sont alliés le jour / J’apprends à leurs pieds la patience : / Ils n’ont pas de pire écolier. »

2 commentaires:

  1. A chaque âge ses lectures, sans doute. Et puis celles qu'on reprend des années après et où l'on trouve tout autre chose, en mieux, en moins bien, en très différent.

    Le "mode de transmission" est en tout cas un moteur très fort dans le choix de mes lectures.

    Bienvenue dans ton nouveau chez-toi, aussi?

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  2. Je vois que tu as trouvé le chemin ; merci, bienvenue à toi ! (Mon nouveau chez-moi, enfin, je ne fais que louer...)

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