lundi 3 août 2015

les mémoires du grand-père

   Étant qui je suis, je crois qu’une de mes premières et sourdes obsessions, à ce stade, en matière de paternité, c’est de léguer à ma fille un récit, tant le flou entourant l’histoire de mes ascendants, même proches, l’absence d’élément sur leur destin, leur condition exacte, m’apparaît comme une pauvreté, une privation symbolique : être issu d’une lignée dont les vies ne valaient pas la peine qu’on s’en souvienne, pas la peine d’être racontée, ou plutôt d'une lignée au sein de laquelle personne n’avait le surcroît de loisir et d’énergie ou l’éducation nécessaires pour cultiver une mémoire familiale ; ce qui revient à peu près à n’être issu de rien
   Enfin – quand je dis une de mes premières obsessions, c’est après celle de subvenir à ses besoins, de la prémunir de la gêne, de l’humiliation de se sentir, comme disait Coluche, je crois, « moins égale que les autres » (sur le plan matériel et donc, aussi, symbolique). Et celle de lui léguer un patrimoine. Mais, pour l’instant en tous cas, en digne héritier de ma lignée, il est possible que je sois moins performant dans le domaine matériel.
   Alors que je m’apprêtais à reprendre, pour moi-même, mais forcément avec cette arrière-pensée, ce qui était une rétrospective du mois écoulé, à essayer d’en trouver le courage, B. me demande ce que je fais et m’apprend que son grand-père paternel, directeur d’école à Strasbourg, a écrit ses mémoires, peu avant sa mort, et les a fait imprimer pour tous les membres de sa famille. Mais qu’elle ne les a jamais lus, par manque d’intérêt (elle avait peut-être dix ans). La vanité de l’entreprise autobiographique à visée familiale, en tant qu’elle serait destinée aux descendants de l’auteur, me saute au visage. Les descendants ont leur vie à vivre et autre chose à faire que de se soucier de celle de leurs ascendants – ils sont occupés à s’émanciper. On meurt, bientôt on n’est plus, et notre existence est-elle davantage justifiée, restera-t-elle davantage dans les mémoires des vivants parce qu’on a donné vie à d’autres après nous ? Mieux vaut le croire, peut-être, dans ses dernières heures. Mais le temps qu’on aura passé avec nos descendants, ce qu’on leur aura transmis de vive voix, de chair et d’os, importe avant ce qu’on peut transmettre par écrit, in extremis, avant sa mort. Et la différence qu’on aura faite dans la vie des autres, qu’ils soient nos parents ou non, qui sont tout bonnement nos semblables, voilà probablement ce qui importe. Mais c’est peut-être le destin de la vieillesse : c’est tout ce qu’il demeure possible de faire, léguer un récit, puisqu’il en est encore temps, et les destinataires s’en moquent et n’y prêteront peut-être pas l’attention qu’on espère, mais il n’empêche, il ne reste qu’à consigner là ses souvenirs et à offrir son récit à ceux qui suivent. Libres à eux d’en faire la lecture au moment de leur vie où ils en éprouveront le besoin. D’en faire le marchepied de leur émancipation.

4 commentaires:

  1. Ce n'est pas simple;.. En savoir trop peut être étouffant, ne pas savoir grand chose offre un espace de liberté...

    samantdi

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  2. Oui, c'est la première objection qui vient aussitôt à l'esprit : mais c'est aussi une grande liberté ! Pourquoi voir le verre à moitié vide ? Foutu tempérament, probablement.
    Je crois que l'enjeu, c'est qu'avoir des ascendants qui ont accompli des choses admirables est une motivation, voire crée une obligation à soi-même s'efforcer d'accomplir des choses. Ça sert de tuteur. Avoir des personnes vers qui lever les yeux. Je me dis que faire aussi bien que ses parents, par exemple, peut être un défi plus stimulant, dans certains cas, que faire mieux que ses parents.

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  3. Je t'ai écrit une réponse un peu plus longue chez moi (tu connais le chemin)
    S.

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  4. Je dois dire que je suis contente d'avoir "un peu" d'information sur mes aïeux, de quoi accrocher quelques anecdotes, de quoi dire qu'on sait de qui on descend et pourquoi.

    Mais, pour le moment, l'Aînée s'en fout, au moins un peu :)

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