lundi 13 août 2012

en rester là (ne pas)

« En Iran, l’emprise et la popularité d'une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires. Des boutiquiers accroupis devant leurs échoppes chaussent leurs lunettes pour s’en lire d’un trottoir à l’autre. Dans ces gargotes du Bazar qui sont pleines de mauvaises têtes, on tombe parfois sur un consommateur en loques qui ferme les yeux de plaisir, tout illuminé par quelques rimes qu’un copain lui murmure dans l’oreille. Jusqu’au fond des campagnes, on sait par cœur quantité de “ghazal” (17 à 40 vers) d’Omar Khayam, Saadi, ou Hafiz. Comme si, chez nous, les manœuvres ou les tueurs de La Villette se nourrissaient de Maurice Scève ou de Nerval. Parmi les étudiants, les artistes, les hommes de notre âge, ce goût tournait souvent à l’intoxication. Ils connaissaient par centaines ces strophes fulgurantes qui abolissent le monde en l’éclairant [...].
La musique du persan est superbe, et cette poésie nourrie d’ésotérisme souffi, une des plus hautes du monde. En doses massives, elle a cependant ses dangers : elle finit par remplacer la vie au lieu de l’élever, et fournit à certains un refuge honorable hors d’une réalité qui aurait pourtant bien besoin de sang frais. A l’exemple d’Omar Khayam, beaucoup de jeunes Persans ... déchiraient en secret le triste plan de ce monde... puis ils en restaient là. » 
Nicolas Bouvier, L’usage du monde (1963, in Œuvres, Quarto Gallimard, pp. 261-262)

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