jeudi 24 décembre 2009

Annie Ernaux

 
Annie Ernaux. La place, Une femme. Ces deux livres m'ont ébloui, transformé. C'était ce week-end et mardi soir, dans le train.
Annie Ernaux, c'est encore quelque chose que je dois à Didier Eribon, qui la cite et la suit dans Retour à Reims. Je connaissais bien son nom – logé dans mon esprit à côté de celui de Sylvie Germain, que je n'ai encore jamais lue. J'ai dû les entendre pour la première fois à la même période, à l'époque où je commençais mes études supérieures, à Rennes, et j'avais tendance à les confondre – deux noms de femmes d'une certaine époque, d'un certain milieu peut-être, devenues toutes deux professeur ?, sous couverture Folio, que des amis avaient découverts au lycée. Mais quand j'ai entendu leurs noms, cette période lycéenne de grande curiosité et de découverte tous azimuts de la littérature était révolue, on faisait ses humanités, le patrimoine s'accumulait sur le chevet, et ceux que je découvrais hors programme étaient des poètes et des hommes (aussi des traducteurs).
J'ai lu ces citations d'Annie Ernaux dans le livre de Didier Eribon, le livre sur le père, le livre sur la mère, j'ai immédiatement pensé que je ne trouverais pas de meilleure idée de cadeau de Noël pour mon père et ma mère, chacun le sien. Je les lirais juste avant.
La place est un petit chef d'œuvre, un petit livre qui est un grand livre, comme disait l'un de mes professeurs de cette époque où il n'était plus temps de lire Annie Ernaux (mais de s'acculturer sérieusement). J'ai rarement lu telle perfection dans la sobriété. Et le lisant, j'avais cet espèce d'effarement, comment était-il possible que personne ne m'ait jamais mis ça entre les mains, quelle malchance, parfois, de passer à côté du plus irradiant... (Tout juste cet indice, il y a peu, que je n'avais pris suffisamment au sérieux !) Ce livre était fait pour moi : comme les parents d'Annie Ernaux, ma mère a, pendant quelques années, tenu en Normandie une alimentation. Mais surtout, quand je suis arrivé à Paris après n'avoir pas trouvé le chemin jusqu'aux sphères supérieures, et que j'ai éprouvé le besoin d'écrire un peu autrement qu'au fil des jours, les deux liasses s'appelaient « humiliation » et « de deux langues parentes » – à cet égard, frappé par les pp. 62-64 de La place, que cite Didier Eribon. Et par l'usage élémentaire, puissant qu'invente Annie Ernaux aux italiques – l'irruption dans son texte de la langue de l'enfance, des parents. Ce livre a presque mon âge.
Lui aussi j'aurais envie de le recopier en entier, partir de lui, écrire. Je ne les ai pas annotés parce que je les offrirai ce soir à mes parents. Mais pour suivre plus loin la ligne de fuite adoptée à propos de Retour de Reims, et parce que j'offrirai aussi des albums photo à ma mère, ces deux passages sur les photographies :

« Une photo prise dans la courette au bord de la rivière. Une chemise blanche aux manches retroussées, un pantalon sans doute en flanelle, les épaules tombantes, les bras légèrement arrondis. L'air mécontent, d'être surpris par l'objectif, peut-être, avant d'avoir pris la position. Il a quarante ans. Rien dans l'image pour rendre compte du malheur passé, ou de l'espérance. Juste les signes clairs du temps, un peu de ventre, les cheveux noirs qui se dégarnissent aux tempes, ceux, plus discrets, de la condition sociale, ces bras décollés du corps, les cabinets et la buanderie qu'un œil petit-bourgeois n'aurait pas choisis comme fond pour la photo. » (p. 47)


« Alentour de la cinquantaine, encore la force de l'âge, la tête très droite, l'air soucieux comme s'il craignait que la photo ne soit ratée, il porte un ensemble, un pantalon foncé, veste claire sur une chemise et une cravate. Photo prise un dimanche, en semaine, il était en bleus. De toute façon, on prenait les photos le dimanche, plus de temps, et l'on était mieux habillé. Je figure à côté de lui, en robe à volants, les deux bras tendus sur le guidon de mon premier vélo, un pied à terre. Il a une main ballante, l'autre à sa ceinture. En fond, la porte ouverte du café, les fleurs sur le bord de la fenêtre, au-dessus de celle-ci la plaque de licence des débits de boisson. On se fait photographier avec ce qu'on est fier de posséder, le commerce, le vélo, plus tard la 4CV, sur le toit de laquelle il appuie une main, faisant par ce geste remonter exagérément son veston. Il ne rit sur aucune photo. » (pp. 55-56)


Annie Ernaux, La place (1983)
 

3 commentaires:

  1. Saut de génération, je n'avais pas imaginé que tu n'aies pas lu ces deux perles d'Annie Ernaux qui fut longtemps mon auteur de chevet, et qui reste une femme pour laquelle je garde un "total respect" !

    Heureusement que Didier Eribon était là pour te mettre sous les pas des petits cailloux blancs.

    Joyeux Noël cyberpetitout.

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  2. C'est un effet paradoxal, j'ai l'impression que ces livres sont tellement classiques (Folio propose aussi un petit volume critique pour les classes) qu'en effet, personne ne te demande jamais si tu l'as lu tant ça paraît évident (mais comme ce n'est pas non plus branché, passé le temps de l'école, on ne t'en parle plus tant que ça)
    Heureusement que tu étais là pour me mettre Retour à Reims entre les mains à temps !
    Joyeux Noël à toi et à ta maisonnée !

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  3. Comme Samantdi, si j'avais su, je t'aurais embêté avec elle depuis un bon moment.
    "La honte" m'a particulièrement marquée. Et bien sûr "Les années".

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