André Gorz, 2005. D'un texte dont la moindre des élégances n'est pas qu'on puisse y lire, au détour d'une phrase, un "même si nul ne peut prévoir...".
" L'éloge des vertus et de l'éthique du travail dans un contexte de chômage croissant et de précarisation de l'emploi s'inscrit dans une stratégie de domination : il faut inciter les travailleurs à se disputer les emplois trop rares, à les accepter à n'importe quelles conditions, à les considérer comme intrinsèquement désirables, et empêcher que travailleurs et chômeurs s'unissent pour exiger un autre partage du travail et de la richesse socialement produite. Partout on invoque les vertus du néolibéralisme nord-américain qui, en allongeant la durée du travail, en diminuant les salaires, en réduisant les impôts des riches et des entreprises, en privatisant les services publics et en amputant drastiquement les indemnités des chômeurs, a obtenu une croissance économique plus forte que la plupart des autres pays du Nord, et a réussi à créer un plus grand nombre d'emplois. N'était-ce pas la preuve que la contraction du volume des salaires distribués, l'appauvrissement de la grande masse des citoyens, l'enrichissement spectacualaire des plus riches ne sont pas des obstacles à la croissance de l'économie, au contraire?
Eh bien, non. Le secret de la croissance qu'a connue l'économie des Etats-Unis au cours des années 1990, marquées par une quasi-stagnation de l'économie européenne, réside dans une politique qu'aucun autre pays ne peut se permettre et qui, tôt ou tard, aura des conséquences redoutables. Comme celle des autres pays du Nord, l'économie américaine souffre de l'insuffisance de la demande solvable. Mais elle est seule capable de pallier cette insuffisance en laissant s'accumuler les dettes, c'est-à-dire pratiquement, en créant de la monnaie. Pour empêcher que la demande solvable ne diminue et que l'économie n'entre en récession, la Banque centrale encourage les ménages à s'endetter auprès de leur banque et à consommer ce qu'elles espèrent gagner dans le futur. C'est l'endettement croissant des ménages des "classes moyennes" qui a été et qui reste le principal moteur de la croissance. A la fin des années 1990, chaque ménage devait en moyenne autant d'argent qu'il espérait en gagner dans les quinze mois à venir. Les ménages dépensaient, en 1999, 350 milliards de dollars de plus qu'ils n'en gagnaient, et cette consommation, qui n'étaient liée à aucun travail productif, se reflétait dans un déficit de 100, puis, en 2005, de 600 milliards de dollars par an de la balance des comptes. Tout se passait comme si les Etats-Unis empruntaient à l'extérieur ce qu'ils prêtaient à l'intérieur : ils finançaient une dette par d'autres dettes.
En achetant à l'étranger pour 500 milliards de plus qu'ils n'y vendaient, les Etats-Unis irriguaient le monde de liquidités. Pratiquement tous les pays rivalisaient de zèle pour vendre aux Américains plus que ceux-ci ne leur achetaient, c'est-à-dire pour le "privilège" de travailler pour les consommateurs américains. Loin de jamais songer à réclamer aux Etats-Unis l'apurement de leurs dettes, les créanciers des Etats-Unis faisaient tout le contraire : ils retournaient aux Etats-Unis ce que ceux-ci perdaient en achetant des bons du Trésor américain et des actions à Wall Street.
Cet étonnant état de choses ne peut toutefois durer qu'aussi longtemps que la Bourse de Wall Street continue de monter et que le dollar ne baisse pas par rapport aux autres monnaies. Quand Wall Street se mettra à baisser durablement et le dollar à faiblir, le caractère fictif des créances en dollars deviendra manifeste et le système bancaire mondial menacera de s'effondrer comme un château de cartes. Le capitalisme "chemine au bord du gouffre" (Robert Brenner)."
André Gorz, "Richesse sans valeur, valeur sans richesse" (2005), in Ecologica (Paris, Galilée, 2008, pp. 142-145)
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