dimanche 15 janvier 2012

la demande de réaffectation


Le troisième volume du journal de Pierre Bergounioux est sorti en librairie le 5 janvier. Je suis heureux. Je vais m'en porter mieux le temps de la lecture. Je vais écrire un peu comme lui. 
Les traces, l'exercice quotidien d'une vie qui est un exemplum, un étalon pour soi. Recueillies durant les trois décennies qui recoupent exactement celles, les seules trois, de mon existence.

Pierre Bergounioux est professeur de français dans un collège. En 2001-2002, une bourse du Centre National du Livre lui permet de prendre une année sabbatique, le soulageant, à cinquante ans passés, d'un métier dont il est las, d'élèves et de parents d'élèves contre lesquels il ne cesse de récriminer, de générations nouvelles dont la mentalité l'exaspère.

J'ai aimé et relève ces trois quatre extraits notés au moment de sa demande de réaffectation au collège pour l'année suivante, où soudain, au printemps, il n'est plus question d'acrimonie, de fatigue et de lassitude, mais de la reconnaissance du professeur, ce personnage matriciel (patriciel) qui nous instruit et nous élève tandis que nos parents nous éduquent. 

Entre M. Bergounioux.

« Ma 9.4.2002
 À deux heures, visite d'un élève d'il y a douze ans. J'avais oublié son nom et, presque, son visage. Ils me reviennent peu à peu. Il a suivi une scolarité heurtée, changements d'établissement, internat dans l'Ouest, retour en région parisienne. Il n'a pu obtenir le bac. M'apprend que son père est mort lorsqu'il avait neuf ans. S'est suicidé sur son lieu de travail. Il se pose les questions, naïves, qu'on agite encore à vingt-cinq ans et vient prendre l'avis de son vieux professeur de français. Nous parlons paisiblement, sur la terrasse, dans le soleil. Je le raccompagne à la gare vers cinq heures.
Jeu 11.4.2002
Au collège à deux heures moins vingt. Je comptais m'inscrire au mouvement “intra” mais ni le principal ni la secrétaire ne sont là. Je tombe, en arrivant, sur des élèves de l'an passé, qui en appellent d'autres, et je me retrouve environné d'une foule de gosses que je régale de paroles faussement grondeuses jusqu'à ce que la sonnerie les appelle en classe. Je reviendrai après les congés de Pâques.
Ven 10.5.2002
Au collège à deux heures et demie pour confirmer ma demande de réaffectation. Je parle un peu avec le principal, des collègues qui passent, entre deux cours. A l'instant de sortir, on me hèle, de l'étage. Ce sont les cinquièmes de l'an passé qui, m'ayant aperçu, se sont massés derrière la fenêtre et agitent les bras. Je leur intime l'ordre de regagner immédiatement leur place et vois leurs bobines se rembrunir. Mais ils sont en cours, sous la responsabilité d'un collègue, et je sais d'expérience combien il en coûte de tenir des élèves à la tâche, un vendredi après-midi, en période de fêtes.
Sa 22.6.2002
Au courrier, mon avis d'affectation. Je ne retournerai pas à Orsay. La disponibilité qu'on m'a accordée (in extremis et contraint et forcé) m'a fait perdre tous mes points. Je vais donc être expédié, comme un débutant, dans un “établissement sensible” de Massy où j'ai corrigé le brevet, l'an dernier. Je sais à quoi j'aurai affaire et la prémonition de ce qui m'attend assombrit la journée. J'ai cinquante-trois ans. »
Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010 (Verdier, 2012) 

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